Ce grand mais discret acteur de l’animation classique vient de nous quitter le 17 mars, à l’âge de 94 ans. Ayant étudié à l’Académie Royale des Beaux-Arts de Gand, Raoul Servais, né le 1er mai 1928 à Ostende, va y fonder en 1963 la section «Animation», tout en se lançant dans la confection de courts-métrages dès la fin des années 1950. Au départ, il opte pour des récits classiques, à base de gags amenés par de petits personnages caricaturaux, ainsi de La Fausse note (1963), sur les tribulations d’un petit musicien et son orgue de barbarie, ou Chromophobia (1965), qui voit une armée nazifiée éteindre les couleurs d’un pays riant – sujet exploité un peu plus tard par George Dunning pour son Yellow Submarine. En 1968, Sirène nous montre, dans un port rougeoyant, une femme-poisson prise en tenaille par des grues agressives. Dans Goldframe (1969), un homme se bat contre son ombre qui finit par l’écraser. Avec Opération X-70 (1971), des rats comme des hommes sont soumis à un gaz censé être un clean weapon. Filmé dans une tonalité verdâtre, ce film de 9mn est typique de l’orientation prise par Servais, passé rapidement de la farce aimable à des fables plus cruelles, et du dessin animé de tradition à une esthétique à base de tons délavés et d’une stylisation fil de fer des personnages. Il s’essaie à l’incrustation en 1979 avec Harpya, Palme d’Or à Cannes la même année, où un homme sauve d’une agression un ange-harpie qui finit par le dévorer. Il reprendra cette technique en 1994 pour Taxandria, son seul long-métrage.
Un artisanat poétique
Jan, un jeune prince, est envoyé par son père dans un coin de lande isolé en bordure de mer pour y réviser ses examens. Trompant la surveillance de son précepteur, il est attiré par le phare qui se dresse devant les flots, et par son gardien, Karol, lequel lui ouvre les portes d’un royaume secret, Taxandria, ville de l’éternel présent gardé par des fonctionnaires à haut chapeau conique, où l’on imprime chaque jour le même journal, et où tout ce qui pourrait donner une idée d’évasion vers le monde extérieur (livres, photos, etc.) est proscrit. À Taxandria, Jan rencontre Aimé et Ailée, deux adolescents qui s’aiment et réussissent à fabriquer une machine volante qui leur permettra de s’évader. Raoul Servais a mis quinze ans pour réaliser cet unique long qu’il aurait voulu entièrement animé, projet édulcoré pour raisons de budget : s’appuyant sur des décors de François Schuiten, il y a incrusté sur supports transparents des photogrammes de personnages live, le tout étant refilmé image par image. Un artisanat certes remarquable mais, si les décors, inspirés par Magritte, De Chirico et surtout Delvaux sont superbes, empreints d’une poésie nostalgique (cathédrale ensablée, rues romantiques et désertes à la perspective biaisée), si quelques bonnes idées surnagent (la fabrication du journal perpétuel où les imprimeurs travaillent comme des galériens au rythme d’un gong), le résultat reste mitigé. En cause, un scénario qui, partant dans tous les sens, semble n’être qu’un support à de belles images désincarnées, les personnages réels se montrant d’une platitude sans espoir. Puis il passe, avec Atraksion (2001), un court-métrage de 10 mn., à plus noir encore, dans ce récit kafkaïen où des forçats en droguet rayé traînent des boulets qui, soudain doués d’apesanteur, les entraînent vers le soleil qui se révèle être une ampoule électrique précipitant leur chute. Il participe en 2003 à Jours d’hiver, réunissant 35 très courts métrages coordonnés par le Japonais Kihachiro Kawamoto, avant Tank en 2015, ultime travail, que suivra son unique livre en 2018, L’Éternel Présent – Conte philosophique. Hésitant entre le poétique et l’engagement, desservi par des scénarios souvent inaboutis ou obscurs, Raoul Servais s’est sans doute rêvé un destin à la Paul Grimault. Mais, à cet artisan trop consciencieux non dénué d’un grand talent, il a sans doute manqué un Prévert.
Jean-Pierre ANDREVON