DÉCRYPTAGE : Sous la Seine de Xavier Gens
Apocalypse dans la Seine rouge
par Laurent Silvestrini
A la tête d’un blockbuster hexagonal de plus de 20 millions d’euros produit par Netflix, le Français Xavier Gens, spécialiste du cinéma de genre (Frontière(s), Hitman, Cold Skin, Farang), prouve que l’on peut se hisser à hauteur des meilleurs «actioners» de terreur anglo-saxons avec une approche décomplexée et sérieuse de son objet d’étude, à savoir le film de monstre aquatique dans un cadre urbain (Impossible évidemment de ne pas fortement penser à l’excellent The Host du sud-coréen Bong Joon-ho, référence d’ailleurs revendiquée par Xavier Gens). A quelques semaines de l’ouverture des J.O de Paris, avec une psychose collective grandissante quant aux questions de sécurité, de circulation et de salubrité (les nageurs triathlètes vont-ils pouvoir se baigner dans la Seine comme l’a promis Madame la Maire ?), ce cauchemar des profondeurs entre étrangement en résonance avec une actualité des plus brûlantes… et forcément très polémiques. Un jeu de massacres hautement délectable avec effets spéciaux numériques plutôt réussis, sur fond d’urgence écologique au nom de la survie de notre Planète.
« Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine »
Oublions d’emblée immédiatement ces fameux vers mélancoliques et élégiaques de Guillaume Apollinaire. C’est plutôt Charles Darwin, le père de l’évolutionnisme biologique, qui sert de figure tutélaire en ouverture du film : « Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements. » Et quels changements ! Imaginez plutôt. Sophia Assalas (Bérénice Bejo en contre-emploi total !) est une océanographe passionnée qui a consacré sa vie à l’étude de la faune et de la flore sous-marines. Alors qu’elle mène une expédition dans le Pacifique Nord, elle se retrouve prisonnière avec son équipe de scientifiques dans un « océan » de détritus et de déchets en plastique, sans doute la pire horreur (hélas bien réelle) du métrage. L’objet de son étude reste un requin femelle du nom (très symbolique) de Lilith (la première femme d’Adam… mais également la femme rebelle et insoumise qui refuse le patriarcat) qui s’est anormalement développée en l’espace de quelques mois, passant de 2,5 à 7 mètres pour plus de 2 tonnes ! S’approchant d’un peu trop près du squale, l’équipée savante se fait sauvagement massacrée à l’exception de Sophia (étymologiquement la Sagesse) qui restera profondément traumatisée par ce terrible drame inexplicable. Trois ans plus tard dans la capitale, elle croise la route de deux militantes écolo-radicales, fortement inspirées de la figure médiatique de Greta Thunberg, Mika et Ben qui localisent la mutante Lilith dans les eaux de la Seine ! A quelques jours de l’ouverture du triathlon international de Paris, le trio féminin aidé par la brigade fluviale, sous la houlette du brigadier-chef Adil (Nassim Lyes, héros de Farang) tentent d’alerter la Maire de la capitale, interprétée avec jubilation et ironie par une étonnante Anne Marivin, effrayant mix entre Anne Hidalgo et Valérie Pécresse. Mais ces lanceuses d’alerte se heurteront au Mur du cynisme et de la condescendance politiques. « Certains en ont rêvé, Beaucoup en ont parlé. Je l’ai fait ! Paris sera toujours une fête, une immense fête » hurle au micro la mairesse déchaînée le jour-J, obnubilée par les retombées médiatiques et financières de l’événement, au mépris de toute considération éthique et sanitaire ! Un show qui va évidemment tourner au carnage aquatique dans une dernière partie anthologique qui fait basculer le thriller d’action dans une dystopie postapocalyptique à grands renforts d’effets spéciaux sur fond vert qui passent plutôt bien à l’écran, pour s’achever sur un ultime plan saisissant et hautement inquiétant rappelant le dernier moment de La Planète des Singes de Franklin Schaffner (1968), autre influence revendiquée par le réalisateur. Ce qui laisse opportunément augurer une probable suite visant à approfondir le cauchemar en eaux troubles à une échelle géographique sans doute plus importante.
Prouesses techniques
« Contrairement aux films stéréotypés de la Sharksploitation [tous les dérivés et succédanés plus ou moins réussis du séminal Jaws, Les Dents de la Mer de Steven Spielberg, 1975 – Ndlr], je voulais prendre le genre au sérieux et ne pas diaboliser le requin, précise le réalisateur Xavier Gens. Tout est parti il y a deux ans lorsque l’on a retrouvé coincés dans la Seine un béluga et un orque. Dès lors, l’impensable devient possible et c’est à cause de nos agissements que ces cétacés sont obligés de changer leurs habitudes et leur biotope pour survivre et continuer à se nourrir. » L’une des nombreuses idées fort intéressantes du film consiste par ailleurs à utiliser comme décor inquiétant les catacombes historiques de Paris, réceptacle de tous les mythes et fantasmes à travers les siècles. C’est ici le repaire et le nid de Lilith qui par un processus de parthénogénèse inouï va enfanter des milliers de bébés requins tous aussi affamés et belliqueux. Les séquences dans ce labyrinthe souterrain et aquatique abritant les plus grands ossuaires du Monde représentent sans doute les moments les plus intenses du film, notamment lorsqu’une escouade de jeunes militants activistes tendance « deep ecology » sont pourchassés et croqués par les squaliformes en furie.
Sur le plan technique et visuel, on ne peut que saluer la performance du rendu final en précisant que 150 personnes ont travaillé sur les effets spéciaux de ce film qui a été tourné sur 15 semaines dans 3 pays différents, la France, l’Espagne et la Belgique, bel exemple d’une ambitieuse co-production européenne. « Il était impossible de tourner pendant plus de 3 heures dans la Seine pour des raisons de sécurité publique argumente Xavier Gens. On s’est donc déplacés à Alicante en Espagne où l’on a pu réaliser la majorité des scènes d’action et les cascades dans un grand bassin de la taille d’un stade de football avec des fonds verts permettant des incrustations réalistes des décors parisiens. Au total, la post-production nous a pris un an, ce qui représente une part significative de notre travail collectif sur ce long-métrage. » Et le résultat est à la hauteur des espoirs légitimement placés dans ce premier blockbuster hexagonal à base de requins sanguinaires, même si le propos du film est beaucoup plus riche et diversifié eu égard aux contradictions et aux injonctions paradoxales de notre monde actuel : la surconsommation et la demande d’Entertainment généralisées au détriment de la sauvegarde des espèces menacées et de l’équilibre géo-climatique du globe. Reste à présent à savoir si les 550 millions d’abonnés Netflix dans les 180 pays où le film est proposé simultanément depuis ce mercredi 5 juin accepteront de se jeter sans bouée dans les eaux agitées et saumâtres de la Ville Lumière… Autre défi de taille pour notre réalisateur téméraire qui est devenu expert en triathlon !
Laurent Silvestrini